CHAPITRE X
Ce fut de nouveau le matin. Des hommes faisaient le guet à tous les ponts, d’autres patrouillaient sur les grand’routes. Des chiens de chasse, dans les collines » suivaient en aboyant la piste d’un homme qui avait tué une jeune fille alors que les parents de celle-ci l’avaient reçu en ami, du moins à ce qu’on racontait. Et quand la famille était partie pour assister aux funérailles, l’assassin avait dévalisé la maison et, sans motif, y avait mis le feu.
La fureur se propageait dans la contrée, partout où cette histoire était racontée. C’étaient les Choses, bien entendu, qui incitaient les hommes à y croire, mais ceux-ci étaient persuadés que leur conviction venait d’eux-mêmes.
Tous les habitants de la région étaient pleins de colère, d’une colère amère, lancinante, contre l’homme connu seulement sous le nom de « Jim » – le père de Sally l’avait dit. Ce Jim avait, paraît-il, l’aspect d’un homme ordinaire, sauf qu’il portait un drôle de casque sur la tête, un casque de fil de fer. Peut-être était-ce un fou ? Sa coiffure ridicule semblait l’indiquer. Les hommes normaux ne portaient pas de casques de fil de fer. C’était illogique, monstrueux et immoral de porter des casques de fil de fer. Si un homme portait un casque de ce genre, on devait, même s’il était votre père, votre mari ou votre frère, le saisir à tout prix, le sang dût-il couler, et le conduire tout de suite à Clearfield. Aucun homme ne devait jamais porter de casque de fil de fer…
Par les montagnes, la conviction se propagea, rapide et absolue, qu’aucun homme ne devrait jamais porter une armature de fer sur la tête. C’était le seul point étrange introduit dans la conscience de la foule qui cherchait rageusement l’Ennemi. Les petites Choses rondes et nues lançaient cette idée avec une persistance extraordinaire. Elles pouvaient donner des ordres et imposer des idées à leurs esclaves, de n’importe quelle distance ; mais les hommes ne pouvaient leur faire de rapport que par le langage humain.
C’était la principale difficulté des recherches. Il y avait aussi le fait que l’on n’avait de Jim qu’une description verbale. Aucun Petit Ami ne le connaissait. Ils n’avaient que la description faite par le père de Sally et ses fils. On avait aussi celle qu’avaient donnée deux hommes qui avaient été trouvés attachés et qui portaient sur la tête des casques de fil de fer. Ces deux hommes étaient maintenant morts. Ils n’avaient pas protégé la Chose que Jim avait détruite d’une manière si terrible, ils n’avaient pas obéi à Ses ordres, ils s’étaient laissés frapper et réduire à l’impuissance, ils s’étaient laissés attacher et – par les casques – mettre dans l’impossibilité de recevoir des ordres. Il n’y avait pas d’excuse valable à cette faute et ils étaient donc morts. Deux Choses n’avaient pas demandé mieux que de se laisser aller à leur voracité pour provoquer cette mort.
Toute l’habileté et toute l’expérience des hommes et des Choses étaient maintenant employées à rechercher Jim. Les Choses émettaient des idées pour guider la chasse ; elles disaient aux hommes de haïr et ils haïssaient. On leur racontait que Jim était un monstre de cruauté et ils le croyaient. Ils fouillaient la région avec un zèle soutenu, bien que beaucoup eussent le corps effroyablement affaibli par les prélèvements de force d’un autre ordre que faisaient sur eux leurs maîtres implacables.
De nouveaux groupes vinrent se joindre aux premiers. Ils arrivaient dans de lourds véhicules qui déchargeaient leurs contingents à Clearfield. Ils continuèrent à arriver toute la matinée, jusqu’à midi. Parfois en un seul chargement, parfois en cortège de trois ou quatre voitures. Un Quartier-Général fut établi dans la bourgade. On eut besoin de courriers, et des motocyclistes qui portaient l’uniforme des policiers sillonnèrent les routes. Tous étaient furieux. Tous étaient pleins d’une haine amère. Et tous étaient passionnément convaincus qu’un individu coiffé d’un casque de fil de fer était en quelque sorte un monstre. C’était un individu que l’on devait haïr d’une haine mortelle.
Jim Hunt assista à cette mobilisation avec, tout d’abord, une surprise complète. Il commença à entrevoir la vérité quand il aperçut un groupe de six autocars interurbains qui descendaient la route empoussiérée, en direction de Clearfield. Caché dans les broussailles qui bordaient la route, il les regarda passer. Les véhicules étaient bourrés d’hommes. Jim vit leurs visages. Il n’avait pas connu beaucoup de sujets des Petits Amis, mais il reconnut l’expression commune à tous : elle indiquait qu’ils écoutaient sans arrêt une pensée insidieuse et muette qui, dans leur esprit, disait :
« Doux… Doux… Tout est doux… Nous sommes heureux… »
Cette expression de surnaturelle tranquillité était le signe qui marquait les esclaves des monstres écœurants.
Des centaines d’esclaves ! Peut-être plusieurs milliers déjà !… Et des motocyclistes en uniforme, ce qui prouvait qu’il y avait aussi des membres de la police officielle au service des Petits Amis…
Quand Jim eut peu à peu juxtaposé les faits, il osa à peine conclure. Il n’arrivait pas à y croire. C’était une certitude pire que tout ce qu’il avait pu soupçonner. Ici, en pleine montagne, on pouvait penser que les Petits Amis avaient pu s’emparer de toute une population sans que le monde extérieur en eût le moindre soupçon. Mais Jim, dans les cars, avait vu les silhouettes fatiguées, épuisées. Ces hordes d’hommes révélaient que ce n’était pas seulement une population rurale qui était asservie. Il y avait une ville d’importance moyenne qui était complètement soumise aux Choses, ou tout au moins une cité que celles-ci étaient en train de conquérir insidieusement, en silence.
La famille de Sally avait été asservie dès l’instant que des voisins étaient venus chez elle, portant des Choses dans le berceau de leur bras. Les voisins étaient restés une heure, puis s’étaient éloignés, et une Chose était restée dans la mansarde, enfouie dans un nid doux et chaud. Sally et sa famille lui étaient joyeusement asservis dans leurs pensées les plus intimes. Le même processus pouvait avoir lieu dans une cité. Un groupe d’amis pouvait de bon gré porter de petites Choses d’une maison à l’autre et les maisons étaient subjuguées les unes après les autres. Et chacune était très, très contente, d’avoir, dans un doux nid chaud, tout près, une Chose qui lui disait que le monde était doux… doux… et qu’elle n’avait rien d’autre à faire que d’obéir en tout. Elles garderaient le secret de l’existence de ces Choses avec une loyauté à toute épreuve, et chacun s’ouvrirait les veines pour satisfaire à la voracité du maître et ressentir un frisson d’extase en faisant ce sacrifice.
Dans ces foyers, les étrangers eux-mêmes pourraient ressentir une lueur diffuse de contentement et éprouver le désir de revenir souvent dans un endroit où l’on trouvait un tel sentiment de joie. Tôt ou tard ils se retrouveraient irrésistiblement endormis, une voix dans leur esprit chuchoterait : « Doux… Il est doux de somnoler… seulement un instant… » Ils s’endormiraient et se réveilleraient très heureux. D’un bonheur permanent, pourvu qu’ils pussent obéir à la Chose du doux nid – si gentille ! – et partager en tout l’esclavage des autres.
Oui. On pouvait ainsi s’emparer d’une cité. Maison par maison. Une famille après l’autre. Quartier par quartier. Et si les Choses étaient expérimentées et comprenaient la civilisation des hommes, leurs premiers sujets seraient sûrement les chefs de la ville ! La police, naturellement. Et les médecins aussi, bien sûr ! (Peut-être spécialement les médecins parce que, parfois, il arrivait qu’une Chose, emportée par sa voracité, oubliât toute prudence, et l’être humain s’évanouissait, vidé de sang, épuisé, malgré son air de surnaturelle tranquillité. Les premiers à asservir, c’étaient les médecins.)
D’autres cars chargés d’hommes passèrent pour se joindre à ceux qui cherchaient Jim.
Il était alors quatre heures de l’après-midi. Les Choses, dans leur désir de le capturer, se montraient téméraires. Jim leur avait jeté un double défi : non seulement elles ne pouvaient le subjuguer, mais il avait tué l’une d’entre elles. Elles mobilisaient donc leurs esclaves en quantités écrasantes pour le trouver. Il connaissait leur secret. Il connaissait leur existence et il ne les adorait pas. Il fallait à tout prix le supprimer, bien que cette destruction entraînât la mobilisation d’une foule innombrable, levée sur des milliers de milles, et bien qu’il ne fût guère vraisemblable que le meurtre d’une simple fille de la montagne et l’incendie de la maison de ses parents pût, en dehors des gens du voisinage, causer tant de trouble.
Une telle armée, et si rapidement mobilisée, prouvait à Jim Hunt que le danger était plus grand que tout ce qu’il s’était imaginé pouvoir vaincre en se sacrifiant. De plus en plus, la peur s’insinuait en lui. Il avait bravé la Sécurité afin de continuer ses recherches sur un sujet défendu ; il avait détesté la Sécurité qui ravalait l’idéal du bien-être public à un état de pure stagnation ; il s’était révolté contre cet organisme qui essayait de remplacer l’espoir par le désir de paix. Il avait été l’un de ceux qui disaient avec amertume que la Sécurité cherchait tellement à écarter tout danger que tout le monde mourait d’ennui. Mais, suprême ironie, il craignait maintenant que la Sécurité elle-même ne fût soumise aux Choses !
Dans sa lettre, il avait dit qu’il se mettrait en contact avec les vaisseaux-patrouilleurs quand ceux-ci viendraient enquêter sur les déclarations qu’il avait faites. Il était prêt à se livrer et à risquer l’emprisonnement à perpétuité, si on lui donnait l’occasion de prouver l’existence d’un danger que la Sécurité ne soupçonnait pas. Mais, à présent, il n’osait plus penser à tenir une telle promesse.
Il s’éloigna du bord poussiéreux de la route pour se replonger dans les bois. Il entendit, au loin, l’aboiement des chiens de chasse ! Il leur faudrait beaucoup de temps pour s’y retrouver, dans la piste embrouillée qu’il avait laissée.
À une centaine de mètres, un homme était étendu sur le sol. C’était un de ceux qui participaient aux recherches, mais le malheureux était épuisé parce que la Chose qu’il servait était vorace. On lui avait donné l’ordre de se joindre aux chercheurs et il avait obéi. Il s’était traîné avec beaucoup de courage, éperonné par la fureur qu’on lui commandait d’éprouver. Il avait marché jusqu’à la limite de ses forces et même au-delà, brûlant toutes les miettes d’une énergie, titubant quand il ne pouvait marcher droit, trébuchant quand ses muscles n’obéissaient plus à sa volonté subjuguée. Finalement, à bout de forces, il était tombé et Jim l’avait trouvé dans un coma causé par un épuisement qui dépassait de loin toute fatigue.
L’homme était en passe de mourir de faiblesse et Jim avait eu l’intention de le porter au bord de la route, de l’v laisser bien en évidence, dans l’espoir que, par simple humanité, quelqu’un le ramasserait. Bien sûr, s’il recouvrait la santé, ce serait seulement pour manifester à nouveau une loyauté passionnée à l’égard de son horrible maître. Cependant…
Mais Jim ne pouvait plus se montrer trop charitable ; il était le seul être vivant qui soupçonnât l’existence des Choses sans leur être soumis et celles-ci avaient étendu leurs conquêtes par-delà les montagnes, comme l’indiquait leur armée motorisée. Il devait donc préserver sa propre vie jusqu’à ce qu’il pût donner l’alerte.
Il déshabilla l’homme inconscient qui respirait à peine, revêtit ses habits, habilla l’homme avec les vêtements qu’il abandonnait et qui avaient été décrits, il le savait, à tous ceux qui étaient à sa recherche. Il macula de boue le visage et les vêtements du mourant peur faire croire que, dans sa fuite, il avait pataugé dans les marécages, puis il ajouta la touche finale.
Il plaça un nouveau casque de fil de fer sur la tête du moribond et le fixa avec un bout de fil sous le menton boueux. Il prit le chapeau de l’autre et le plaça sur sa propre tête. Ce chapeau cachait le casque que Jim devait évidemment porter pour assurer sa protection cérébrale. Puis ayant calculé le temps dont il pouvait disposer d’après les aboiements des chiens qui se faisaient entendre au loin, il eut l’audace d’attendre le crépuscule.
Quand le jour tomba, il se plaça bien en vue sur la route poussiéreuse. Il portait sur l’épaule le corps pantelant du mourant.
Il avait parcouru presque un mille avec son fardeau quand il entendit derrière lui le doux ronronnement du moteur d’un car. Il se retourna et agita la main. Il montrait le casque de fer placé sur la tête de sa victime.
C’était suffisant. Le car s’arrêta. Les hommes embarquèrent le corps de l’homme évanoui et Jim grimpa dans le véhicule. Personne ne lui posa de questions. Tous regardaient le prisonnier avec haine. Il y avait tant de rage dans leurs yeux qu’elle était comme palpable. On leur avait ordonné de détester un homme qui avait assassiné une fille et qui portait sur la tête un casque de fil de fer. Un casque de fil de fer ! On leur avait enjoint de tenir ce fait pour un crime plus grand que le meurtre ! Cet ordre maintenait fixés, sur le prisonnier qui respirait faiblement, tous les yeux des hommes haletants de haine.
Quand le car arriva à Clearfield, Jim descendit avec les autres. Il n’y avait eu que trois personnes qui, si elles l’avaient vu, auraient pu le reconnaître. Sur ce nombre, deux étaient mortes. Il passa cependant dans la foule sans se faire remarquer.
Il attendit. Le moribond fut rapidement tiré de la voiture et conduit sans délai à l’endroit où l’on avait convenu de ramener l’assassin mort ou vif. Il avait sur la tête un casque de fil de fer, et il portait les vêtements de Jim. L’homme étant dans le coma, on ne pouvait l’interroger ; mais l’identification fut complète. Après le coucher du soleil, on fit savoir à la foule que la chasse à l’homme était terminée.
Les cars ouvrirent leurs portières pour charger les gens et les ramener chez eux. Leur colère s’était apaisée subitement.
Jim grimpa dans le premier car et s’installa sur la banquette du fond. Le véhicule, bourré de passagers, fila rapidement. Jim, adossé dans le fond du car, tira son chapeau sur ses yeux. Mais il eut bien soin de ne pas laisser voir son casque de fil de fer.
Une demi-heure plus tard, le véhicule déchargeait les voyageurs dans la rue d’une ville. La nuit approchait. Il n’y avait pas eu de conversation pendant le trajet, il n’y en eut pas davantage au moment de l’arrivée. Les hommes se dispersèrent en diverses directions.
Jim se dirigea vers une cabine de visiphone, introduisit une pièce dans la fente et dit brièvement : « Sécurité ».
L’écran s’éclaira, montrant le bureau récepteur où un officier du Service de Sécurité, en uniforme, le regardait, impassible.
— Qu’y a-t-il ? demanda, sans s’émouvoir, le personnage de l’écran.
— Voyez ! dit Jim. Voilà ce que j’ai trouvé. Je ne sais pas si cela signifie quelque cloche, mais…
Il tendait un objet dont il avait fait plusieurs spécimens alors qu’il essayait d’en réussir un qui ne fût pas trop encombrant pour son usage personnel. Celui-ci, comme les autres, pouvait facilement s’aplatir en un disque de fil en spirale.
— Il paraît avoir été fabriqué pour servir de casque. Une sorte de casque de fil de fer. Je me demandais…
Mais il cessa de se demander quoi que ce soit. Les sourcils de l’officier s’étaient froncés, son visage exprimait un dégoût instantané. Sa main, rapide, appuya sur un bouton…
Jim sortit de la cabine et s’éloigna en hâte. Il n’était qu’à une distance de deux groupes d’immeubles quand des patrouilles arrivèrent de toutes les directions pour se mettre en position et former un barrage autour des blocks d’immeubles. Aucune personne ne pourrait franchir ce cordon sans décliner son identité et faire un exposé précis de la raison pour laquelle elle se trouvait en ce point spécial à ce moment particulier. Et si on trouvait un individu coiffé d’un casque de fil de fer…
Jim l’avait échappé belle ! Par miracle, il avait dépassé le barrage au dernier moment. Mais il se sentit beaucoup plus solitaire qu’il n’aurait jamais cru pouvoir l’être.
Les Choses avaient aussi le contrôle de la Sécurité ! Du moins dans cette ville. Si elles avaient résolu d’étendre leur domination aux hommes qui étaient à la tête du monde, tout espoir était perdu pour l’espèce humaine.